Avant de continuer l’examen du travail d’Hildegarde entamé dans le billet 5, je veux remercier celles et ceux qui m’ont encouragée à continuer. Ces commentaires sont précieux pour celle qui travaille seule dans son scriptorium!
J’attire maintenant votre attention sur trois autres images du Scivias : la chute (vision 2, miniature 3) et la fin des temps (vision 24, miniature 32), manifestent une inventivité plastique particulière. Les images semblent presque contemporaines, l’une par ses formes compactes et sombres, semblant dériver d’un cauchemar, et l’autre par son hybridité surréelle. L’Église (vision 11, miniature 14), quant à elle, illustre la vision théologique d’Hildegarde et plus précisément comment son utilisation des allégories valorise la féminité tout en préconisant un ordre social conservateur et hiérarchique.
Dans la chute, une masse obscure, se déversant en langues ou en doigts dont l’un prend la forme d’un serpent, est en fait une « nuée ténébreuse » qui surgit d’un lac « qui vomissait une fumée de flamme puante », écrit Hildegarde. Lucifer est précipité dans ce cloaque, depuis un espace serein peuplé d’« une grande multitude de lampes vivantes », et elle continue ainsi :
« Lorsque l’ange superbe se dressa sur lui-même, comme la couleuvre, la prison infernale s’ouvrit ; parce qu’il ne put se faire, que quelqu’un prévalût contre Dieu. Et comme il ne conviendrait pas qu’il y eût deux cœurs dans une poitrine, ainsi dans le ciel, il ne put y avoir deux dieux. Et parce que le démon, avec les siens, satisfit sa présomption superbe, il trouva le lac de perdition préparé pour lui. »[1]
Les marges décorées au pourtour de l’image reçoivent à chacun des coins les quatre éléments : feu et air au sommet, eau et terre à la base. Les fondements de l’univers sont ainsi synthétiquement représentés, et la miniature suivante du Scivias, celle de l’œuf cosmique (dont j’ai parlé dans le billet précédent), illustre le macrocosme. L’œuf reprend une partie de la chute : le pur éther et les sphères claires (ce qui ressemble à des étoiles sur fond nocturne). Le texte explique et commente chaque dessin, « un ensemble à visée eschatologique et apocalyptique, qui décrit un cheminement spirituel vers la Jérusalem céleste, jusqu’à la Fin des temps ».[2]
L’étrange nuée, qui ressemble vaguement à un arbre ou une main, présente un aspect quasi non figuratif et une massivité peu courante dans les enluminures, elle est presque posée en aplat. Et cette nuée est nettement plus solide que vaporeuse. Le nuage « puant » semble issu d’un cauchemar, ses doigts griffus vont bientôt saisir le bel ange déchu à l’aile étoilée et s’étendre jusqu’à envahir la « lumière embrasée ».
La fin des temps se compose de trois miniatures, et c’est la plus grande qui m’intéresse, celle de l’Église et du « fils de la perdition ». Une femme couronnée est nue depuis la ceinture jusqu’en bas, ses jambes sont couvertes de sang et à la place du sexe se trouve une tête bestiale grimaçante, « ayant des yeux de feu ; ses oreilles ressemblaient à celles d’un âne, et ses narines et sa bouche étalent celles d’un lion, qui poussait de terribles rugissements, et qui horrible à voir grinçait convulsivement les dents ».[3] Convenons que pour nos yeux habitués aux documentaires de National Geographic, le lion n’est pas tellement ressemblant! Il ressemble plutôt à l’idée que se faisaient du lion les médiévaux. La séquence se déroule comme dans une bande dessinée : l’Église souffre de l’agression du « lion », celui-ci se détache d’elle, se perche au sommet d’une montagne et essaie de s’envoler, mais retombe au sol dans un grand fracas et une nuée noirâtre, effrayant les paysans.
Le dessin naïf de la bête et l’incongruité de sa localisation entre les jambes de la femme, symbole de l’Église, sont surprenants pour nous, dans le contexte d’une publication d’une prieure médiévale, mais sans doute pas tant que cela pour l’époque. Ce type de grotesque se trouve d’habitude dans les représentations de l’enfer. À la fois explicite et menaçant, le Fils de la perdition pointe drôlement son oreille…
Hildegarde ne mentionne que les références bibliques à cette image, mais étant donné que la pensée médiévale fonctionne selon le modèle symbolique, la position de la bête peut aussi s’interpréter comme le besoin de relations charnelles et l’opposition de l’Église face à la « fornication » hors mariage. Fautrier mentionne la dialectique du
« caché-exposé », à propos du mariage mystique des moniales, mais on pourrait étendre cette proposition à l’image en question.
À propos de son don de visionnaire, elle écrit dans une lettre à Guibert de Gembloux qu’elle ne connaît pas l’extase mystique, mais reste toujours « éveillée » et lie le plus souvent les visions à la douleur.[4] Fautrier précise qu’elle s’inscrit dans la lignée des prophètes de l’Ancien Testament, « en particulier Ézéchiel et Daniel », ainsi que de l’auteur de l’Apocalypse, saint Jean.[5] Ses visions commencent, écrit-elle, dès l’âge de cinq ans, mais un moment particulier unit connaissance et visions, ce qui la distingue des mystiques qui la suivront : « Il arriva l’an 1141 de l’incarnation de Jésus-Christ, Fils de Dieu, à l’âge de quarante-deux-ans et sept mois une lumière de feu d’un très grand éclat, partant du ciel ouvert, me pénétra le cerveau, embrasa tout mon cœur, comme une flamme qui me réchauffait sans me brûler, de la même manière que le soleil réchauffe l’objet sur lequel il lance ses rayons. Tout aussitôt j’eus l’intelligence de l’exégèse des Livres saints, tels que le Psautier, les Évangiles et tous les autres ouvrages tant de l’ancien que du Nouveau Testament. »[6]
Des mystiques germaniques, évoquées entre autres par les théoriciennes féministes des années 1970, dont Luce Irigaray, ont vécu une expérience fusionnelle avec le Christ. La plupart d’entre elles viendront après Hildegarde, à l’exception d’Élisabeth de Schönau, qui lui écrit vers 1152-1156. Dans sa lettre, elle se dit « ravie en extase »[7], en même temps qu’elle cherche conseil auprès d’Hildegarde en tant que prophétesse. Luce Irigaray a célébré ces mystiques, dans la mesure où celles-ci déplaçaient le statut de subordination des femmes vers une dissolution de l’opposition sujet/objet, une façon de confondre l’ordre patriarcal.[8] Irigaray a inventé le terme de « mystériques », femmes mystiques-mystérieuses-hystériques, pour qualifier ces femmes qui entrent en relation avec Dieu sans passer par un intermédiaire de la hiérarchie sacerdotale et a théorisé le maternel comme définition même de l’identité féminine.[9] Par la suite, cette prise de position a été vue comme « essentialiste », c’est-à-dire qu’elle subsumait le féminin à une essence immuable, maternelle. Les autres « types » de femmes, celles qui ne sont pas mystiques ou maternelles, comme Herrade de Landsberg, en étaient exclues comme divergeant de la norme libératrice. La pensée d’Irigaray s’inscrivait dans le courant de la psychanalyse lacanienne, malgré qu’elle cherchait à en briser les cadres. Elle a été une étape importante pour la redéfinition du féminin.
Hildegarde, prophétesse et « politicienne »
Prophétesse et abbesse, Hildegarde n’en a pas moins eu une vie « politique » : dans une époque agitée, elle saura dicter son influence. Reconnue par Bernard de Clairvaux, qui était alors le plus proche conseiller du pape Eugène III, elle « milite » pour une Église puissante et un ordre social conservateur. Au milieu du XIIe siècle, le statut du pape est précaire et Eugène III cherche l’appui du roi germanique Conrad III pour consolider son pouvoir. En même temps, l’Église voudrait imposer sa domination spirituelle sur les rois germaniques, lutte qu’elle est en train de perdre. Elle devra renoncer au gouvernement universel théocratique pour conserver son ascendant dans les affaires temporelles. Elle doit aussi faire face à l’hérésie cathare. Hildegarde se joindra à cette lutte et prêchera contre les cathares à la fin de sa vie.
Hildegarde a représenté l’Église avec des couleurs éclatantes et une facture qu’on pourrait qualifier très contemporaine. La partie inférieure de la miniature est surprenante, se composant de ce qui ressemble à des morceaux de casse-tête imbriqués les uns dans les autres : ce sont « plusieurs degrés et échelons bien et décemment ordonnés », « ce sont les divers ordres, tant séculiers que réguliers, par lesquels la même Église conduit à la vie éternelle ».[10] L’Église est personnifiée par une femme (une vierge) accueillant sur sa gorge des hommes et des femmes couronnés, représentant les évêques, les saints et les saintes. « Après ces choses, je vis qu’une certaine splendeur blanche comme la neige et translucide comme le cristal reluisait autour de ladite image de femme, du sommet de la tête jusqu’à la gorge. »[11] Le texte de la cinquième vision insiste sur la nécessaire hiérarchie du monde. « Ils tomberaient dans le néant, ceux qui voudraient, dans leur vanité, mettre la division parmi les ordres établis justement par Dieu. » [12]
Dans une lettre souvent citée, qui date d’environ 1148-1150, la supérieure Tengswich s’adresse à Hildegarde. Elle lui reproche deux comportements : revêtir ses moniales de longs voiles de soie blancs (ostentatoires, dirions-nous maintenant) sur leurs cheveux flottants et les parer d’anneaux, de croix gravées d’un agneau et de couronnes d’or lors des jours de fête; et ne choisir ses nonnes que parmi les nobles. La prieure répond à sa consœur qu’il est normal et même souhaitable pour elle de faire ainsi, car « Dieu a aussi la tâche de scruter avec attention chaque personne, afin qu’une classe inférieure ne dépasse pas une classe supérieure comme Satan et le premier homme le firent, eux qui voulurent voler plus haut qu’ils n’avaient été placés.»[13]Quant aux parures de ses religieuses, elle affirme que le vêtement blanc est le symbole de leur mariage mystique et qu’elles participent à la beauté suprême du paradis.[14] Plus tard, il y aura d’autres querelles sur les vêtements des religieux, opposant robe blanche des cisterciens et robe de bure des franciscains, chacun prétendant que la couleur adoptée par l’autre est inspirée par le diable!
Pour les moines cisterciens, la perfection rayonne depuis l’intérieur vers l’extérieur. Cette perfection serait innée chez les moniales de haut rang et le monastère est l’endroit idéal pour faire ressortir cette perfection : elle se traduit par le contrôle de soi et des relations harmonieuses. Alors que la chanoinesse Herrade de Landsberg suit les consignes des victorins, qui croient en l’apprentissage et à l’amélioration ainsi qu’à une relative progression sociale, Hildegarde fait partie de la haute aristocratie et justifie le statu quo aristocratique.[15]
Le cistercien Bernard de Clairvaux, qui connaissait Hildegarde, conçoit le monde dans une immobilité sociale certaine, et la réponse d’Hildegarde à Tengswich témoigne de son adhésion à cette façon de voir. Pour Carolyn Muessig, Hildegarde s’approprie les notions des bénédictins et des cisterciens.[16] Fautrier ajoute qu’Hildegarde est influencée par les usages clunisiens (l’abbaye de Cluny est aussi bénédictine), notamment pour le luxe de l’architecture – ses abbayes accueillent les rejetons de l’aristocratie, laquelle n’entend pas les placer dans des bâtiments de « gueux ». L’influence de Cluny s’étend jusqu’aux relations avec la société environnante : Hildegarde est une abbesse seigneuriale (bénédictine), qui perpétue comme les clunisiens l’exploitation de la paysannerie, alors que les cisterciens, dont l’ordre est pourtant apparenté aux bénédictins, pratiquent l’autarcie dans leurs abbayes et ne recourent pas à l’aide des paysans.[17]
Les abbesses Herrade et Hildegarde, bien que fort différentes, ont quelques préoccupations en commun et notamment celle de réformer l’Église et de dénoncer les mauvais prélats, ceux qui se rendent coupables de simonie, d’avarice, d’orgueil ou de luxure et qui oublient leur tâche spirituelle. Une autre occupation commune est celle de la pédagogue, la magistra, car le couvent du Rupertsberg instruit aussi les jeunes filles nobles de la haute société et il reçoit les donations qui viennent avec cette responsabilité.[18] Leur orientation est pourtant divergente, suivant en cela les Ordres dont elles font partie, bénédictine pour l’une, victorine pour l’autre, et les influences qui les marquent.
Le prochain billet s’intéressera aux miniatures du Liber divinorum operum, le Livre des œuvres divines, qui inspireront un célèbre artiste italien du XVe siècle, Léonard de Vinci.
[1] Hildegarde de Bingen, Scivias, Arbre d’Or, Genève, 2007, p. 57. [2] Jean-Claude Schmitt, « Quand la lune nourrissait le temps avec du lait. Le temps du cosmos et des images chez Hildegarde de Bingen (1098-1179) », Images Re-vues, Hors-série 1, 2008, paragraphe 9, https://journals.openedition.org/imagesrevues/874, consulté le 15 mars 2021. [3] Scivias, p. 329. [4] « I have never fallen prey to ecstasy in the visions, but I see them wide awake, day and night. And I am constantly fettered by sickness, and often in the grip of pain so intense that it threatens to kill me. » Cité par Madeline Caviness, “Artist : “To see, Hear, and Know All at Once”, in Voice of the Living Light. Hildegard of Bingen and Her World, sous la direction de Barbara Newman, Berkeley, Los Angeles and London, University of California Press, 1998, p. 114. [5] Pascale Fautrier, Hildegarde de Bingen. Un secret de naissance, Paris, Albin Michel, 2018, p. 28. [6]Scivias, p. 46-47. [7] Lettre d’Élisabeth de Schönau à Hildegarde, Hildegarde de Bingen, Lettres, Grenoble, Éditions Jérôme Million, 2007, p. 35. [8] Whitney Chadwick, Women, Art, and Society, London, Thames and Hudson, 1990, p. 55. [9] Dans Spéculum de l’autre femme, Paris, Minuit, 1974 et « Le corps-à-corps avec la mère », in Sexes et parentés, Paris, Minuit, 1987. [10]Scivias, p. 238 et 266. [11]Ibid., p. 238. [12]Ibid., p. 267. [13]« Hildegarde à la communauté des moniales », Lettres, p. 94. [14] Fautrier, op. cit., p. 49. [15] Carolyn Muessig, “Learning and mentoring in the twelfth century : Hildegard of Bingen and Herrad of Landsberg”, in Medieval Monastic Education, London and New York, Leicester University Press, 2000, p. 87. [16]Ibid., p. 93. [17] Fautrier, op. cit., p. 47. [18]Ibid., p. 48.
Images
Hildegarde de Bingen, Scivias, La chute, vision 2, miniature 3, tirée du site http://3.bp.blogspot.com/-_ulYysGDaA0/UZPn6vSliQI/AAAAAAAAAcE/U_oEK9BHn7E/s250/Hildegard_of_Bingen_Rupertsberg_Scivias_Fol_4r_I_2_The_Fall_Adam_Eve.jpg
Hildegarde de Bingen, Scivias, La fin des temps, vision 24, miniature 32, http://4.bp.blogspot.com/-QxG3EnzkLbk/TrGV9ezce-I/AAAAAAAAASw/_HMy7RSZG3E/s200/Hildegard_Bingen_Scivias_214v_Five_Ages_Antichrist.jpg
Hildegarde de Bingen, Scivias, L'Église, vision 11, miniature 14, http://beyondborders-medievalblog.blogspot.com/2013/07/monstrosity-within-church-in-hildegard.html
Icroyables images...ça doit être agréable d'analyser ces images...et tout le contexte historique...tout un travail Pascale!