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  • Photo du rédacteurPascale Beaudet

Billet 7 - Moyen Âge - Hildegarde de Bingen - partie III

Dernière mise à jour : 4 janv. 2022




Hildegard von Bingen <santa>, Liber divinorum operum, f ., sec. XIII, Biblioteca Statale di Lucca, ms. 1942. Avec l'aimable permission du Ministero della Cultura-Biblioteca Statale di Lucca, reproduction des images interdites.


Retour du confinement et des mesures sanitaires restrictives, retour du blogue! L’isolement permet de travailler efficacement… Malgré tout, je souhaite à toutes mes lectrices et mes lecteurs une année 2022 bien meilleure que la précédente!


Avant de commencer ce billet, une note sur les images : elles se trouvent dans le Liber divinorum operum et la Biblioteca statale de Lucca en retient les droits. Note du 4 janvier 2022 : la Biblioteca statale de Lucca m'a très aimablement autorisée à diffuser les images, grazie mille alla dottoressa Maria Monica Angeli!



Hildegard de Bingen, Liber Divinorum Operum I-2, avec l'aimable permission de la Biblioteca statale di Lucca, MS 1942 fol 9r, vision 2


Lorsque j’ai découvert l’image de l’homme au centre de l’univers, dans le Liber divinorum operum, en français Le Livre des œuvres divines, j’ai été très étonnée de constater la ressemblance du motif avec celui de Léonard de Vinci. Au fil de mes lectures, je me suis rappelé que Vinci s’inspirait du dessin de Vitruve, architecte et ingénieur de l’Antiquité romaine, qui illustrait les proportions de l’être humain dans son traité De architectura. Néanmoins, pour Hildegarde comme pour son époque très chrétienne, l’homme est au centre du monde (suivant en cela la thèse augustinienne), mais soumis à Dieu qui, dans les manuscrits d’Hildegarde, l’entoure physiquement et spirituellement. Cette centralité de l’homme dans l’univers trouve un écho avec le dessin de Vitruve.


Ces images se trouvent dans le Liber operum divinorum, réalisé après le Scivias, dont j’ai parlé dans les billets 5 et 6. Ce troisième volume du triptyque qui comprend le Scivias et Le Livre des Mérites, contient dix visions. D’après Pascale Fautrier, il aurait été rédigé entre 1163 et 1173-1174 (les dates diffèrent selon les auteurs et l’état de la recherche sur Hildegarde). L’abbesse est alors assistée par son secrétaire Volmar, prévôt de l’abbaye, et sans doute par plusieurs enlumineuses.


À cette époque, Hildegarde s’attache à la fondation d’un deuxième monastère, celui d’Eibingen (1165), moins grand que le Rupertsberg qui comptera jusqu’à 50 religieuses et aura un, puis deux ateliers d’écriture. Elle poursuit sa correspondance avec des personnes de toutes les catégories sociales, depuis le pape et l’empereur Frédéric Barberousse jusqu’au plus humble de ses sujets, de la reine Aliénor d’Aquitaine aux abbesses et abbés, évêques et archevêques.


Voici comment débute le Livre : « J’étais en ma soixante-cinquième année. J’eus alors une vision dont le mystère était si profond, qui tellement me bouleversa, que mon corps tout entier se mit à trembler. Faible que j’étais, je tombai malade. Sept ans durant cependant, je travaillai sur cette vision, et je réussis à peine à achever ma rédaction. »[1] Dans ses livres prophétiques, Hildegarde mentionne à plusieurs reprises ses problèmes de santé et l’état de fatigue dans lequel ses visions la plongent.


Dans Le Livre des œuvres divines, qui est moins richement illustré que le Scivias, elle aborde des thèmes cosmologiques et anthropologiques[2]. Voici comment Jean-Claude Schmitt, directeur d’études à l’École des Hautes Études en Sciences sociales, décrit la conception de la Création à cette époque : « Hildegarde partage également avec ses contemporains une conception dynamique de la Création, qui connaît dans le temps une alternance de phases de croissance et de décroissance, de chaleur et de froid, de sécheresse et d’humidité. Ces mouvements de la nature sont commandés par les astres, plus précisément les sept planètes connues (parmi lesquelles sont comptés le soleil et la lune) et avant tout par le cycle de la lune, qui est la planète la plus proche de la terre, donc la plus influente. Hildegarde la nomme « mater omnium temporum » (la mère de tous les temps), dont dépendent en effet pour leur croissance, leur vie et leur mort, les plantes, les animaux, les hommes, sans parler d’autres phénomènes naturels comme les marées. La « vicissitudo lunae » (alternance des phases de la lune) détermine au premier chef la « vicissitudo hominis » (les mouvements analogues du corps humain) : quand la lune croît, croît aussi le sang dans le corps de l’homme et surtout de la femme (la lune est féminine et préside donc à l’afflux du sang menstruel), et il en va de même de toutes les autres humeurs, du lait maternel, de la moelle (dont l’accroissement et l’affaiblissement commande l’alternance de la veille et du sommeil). »[3]


Inutile d’insister sur le fait que les connaissances en astronomie ont évolué depuis ce temps. Au Moyen Âge, on croyait qu’avant la Chute, le ciel ne bougeait pas, mais que le péché originel aurait provoqué la mise en mouvement du firmament et des planètes, une façon d’expliquer les phénomènes astronomiques par des causes religieuses plutôt que scientifiques.


Dans chacune des trois miniatures pleine page que je vous propose, on remarquera tout d’abord qu’Hildegarde délaisse la représentation en amande de l’univers, que j’avais décrite dans le billet précédent, pour adopter la vision sphérique. Dans chacune d’elles, elle est dépeinte dans le coin gauche : assise dans sa cellule, en train de recevoir la vision et de la noter sur une tablette de cire, un stylet à la main. Pour expliquer le changement dans sa conception du monde, elle écrit : « La roue, elle, évoque exclusivement la révolution, l’exact équilibre des éléments du monde. Aucune de ces deux images ne représente totalement la forme de ce monde : tout à l’entour, il est entier, rond, et il tournoie sur lui-même »[4]. L’auteur Matthew Fox indique qu’elle suit ainsi la science de son époque[5].


Dans la vision 2 du Livre, l’homme est au centre de l’image et de l’univers (ce qui dénote un changement, puisque dans l’image du Scivias, c’est la terre qui est au centre). Le Fils se trouve à enserrer l’univers de ses bras. Il n’est surmonté que par la tête du Père, qui s’insère dans la bordure même et repose sur un plateau, à l’image de la tête de Jean-Baptiste après qu’elle eut été tranchée sur l’ordre d’Hérode. Cette superposition surprend, mais pourrait sembler normale à un esprit médiéval : le Père et le Fils sont fondus dans la Trinité. Cependant, cet étagement divin n’est pas sans évoquer pour moi les collages surréalistes (ce qui, bien sûr, est carrément anachronique). Ce qui nous paraît aujourd’hui fantaisiste était à l’époque recevable, la symbolique religieuse primant sur le réalisme. Fox fait remarquer avec justesse que l’allégorie est visuellement très proche d’une représentation de maternité, même si les trois protagonistes de la Trinité sont masculins. On pourrait aussi arguer que la terre (et donc l’homme) se trouve dans le sein du Fils – la métaphore de la bonté christique transcrite en image de l’homme-femme ou homme enceint demeure dans le fil de le pensée hildegardienne.


Examinons l’image de ce qu’elle appelle la roue cosmique : l’homme étend ses bras en croix vers un cercle blanc, « une sphère d’air blanc et lumineux ». Des sphères successives s’additionnent de l’extérieur vers l’intérieur : le feu lumineux et le feu ténébreux, puis le pur éther, l’air humide, l’air blanc, une seconde couche aérienne habitée de nuages sombres ou clairs, enfin la terre. L’homme est traversé par des rayons lumineux issus d’étoiles ou de groupes de vents représentés par des têtes d’animaux (léopard, loup, lion, ours, cerf, crabe, serpent et agneau).


Les vents mettent en mouvement la roue cosmique et maintiennent l’énergie de l’univers, mais ils peuvent aussi engendrer la destruction, « de même que les vents soumettent à leurs énergies l’orbe terrestre, ils permettent, dans leur fonction, à l’homme de savoir et de comprendre les actes qu’il projette »[6]. Les vents ne sont plus contrôlés par un roi comme dans la mythologie grecque (Éole, le maître des Vents), ils sont personnifiés par des animaux. Le lion, ainsi, est le symbole du vent du sud, l’ours celui du nord, le septentrion étant pour l’homme « source de contrariété ». L’ours symbolisant le vent du nord « évoque la foule des ouragans et des angoisses qui assaillent son corps »[7]. Ainsi, tout est lié dans la création et tout se rapporte à l’homme.

L’ours, par exemple, a été évoqué ailleurs dans les écrits d’Hildegarde. Dans le Physica (appelé aussi Liber subtilitatum ou Liber simplicis medicine), un écrit à visée encyclopédique qui comprend neuf livres ou sections (consacrés aux plantes, aux éléments, aux arbres, aux pierres, aux poissons, aux oiseaux, aux animaux, aux reptiles et aux métaux), elle décrit les caractéristiques des bêtes et leurs liens avec les êtres humains.[8] Elle présente l’ours selon la symbolique christique de l’époque, la femelle qui donne naissance à des oursons informes et qui les lèche longuement pour leur donner forme, accomplissement destiné à symboliser le repentir, la résurrection et le baptême. Le mâle, par contre, serait attiré par les jeunes femmes et deviendrait violent, – « mal léché » – si sa mère l’avait négligé. Quant aux autres animaux : la puissance du lion, déjà devenu le roi des animaux et donc symbole de pouvoir, la douceur du mouton, la stupidité de l’âne, l’hédonisme du lynx et la luxure de l’ours. Ces caractéristiques sont mises en relation avec celles de l’homme, qui leur servent d’exemples moraux.[9] En conclusion d’un article, l’historienne Laurence Moulinier, éminente spécialiste francophone d’Hildegarde, écrit : « La description de l'environnement animal par Hildegarde est empreinte, en définitive, d'un anthropocentrisme tempéré : l'homme doit user de sa raison, qui le distingue des autres animaux, pour connaître sa juste place parmi eux. »[10]


Il en est de même pour les planètes, qui assistent l’homme : « Dieu, pour la gloire de son nom, a créé la composition élémentaire du monde. Il l’a renforcée avec l’aide des vents, il lui a donné la cohérence et la lumière avec l’aide des astres, et il l’a peuplée de toutes les autres créatures. L’homme, il l’a entouré, pour le renforcer, de tout ce qui existe dans ce monde ».[11]



Hildegard de Bingen, Liber Divinorum Operum I-2, avec l'aimable permission de la Biblioteca statale di Lucca, MS 1942 fol 28v, vision 3


La deuxième image (vision 3) présente cette fois l’homme seul, au centre de la roue cosmique. La main divine est toutefois présente au bas de la roue, semblant glisser un parchemin à Hildegarde. Les mêmes zones concentriques entourent l’homme, mais les vents sont cette fois dirigés vers la droite, ce qui correspond à l’est, ce qui serait le « sens contraire du mouvement du firmament », on voir ainsi que l’univers est perturbé.




Hildegard de Bingen, Liber Divinorum Operum I-2, avec l'aimable permission de la Biblioteca statale di Lucca, MS 1942 fol 38r, vision 4


La troisième image (vision 4) délaisse la représentation de l’homme seul au centre de l’univers pour le dépeindre dans ses activités quotidiennes. Les mêmes vents, planètes, couches d’air entourent la sphère, qui est cette fois divisée en quatre quadrants, chacun d’eux ayant deux sections. Dans le quadrant de l’hiver, celui du septentrion, un homme allongé déguste un fruit, et un autre, sous des arbres sans feuilles, est nu, endormi (ou mort?). Dans le deuxième quadrant, celui du printemps (de l’est), un homme est pensif, appuyé sur sa houe, un autre est debout, sans être au travail. Le quadrant de l’été voit un homme profiter d’une récolte, alors qu’un charognard se nourrit d’un animal mort; enfin, le dernier quadrant, celui de l’automne (à l’ouest), illustre un homme avec sa faux et un autre avec une faucille, en train de moissonner du blé : « Dieu a donc consigné dans l’homme toutes les créatures, il a aussi reproduit en lui l’ordre des différents moments de l’année. L’été correspond à l’homme éveillé, l’hiver à l’homme qui dort. L’hiver renferme en lui ce que l’été profère dans la joie. »[12] Dans le texte qui accompagne la miniature, tout un système de correspondances est mis en place entre le corps humain, son évolution dans le temps, les mois de l’année – de la tête aux pieds, de l’enfance à la vieillesse : « Le mois de janvier est humide et froid; il correspond au cerveau, à l’enfance, à l’innocence souvent menacée. […] Le mois de juillet voit le triomphe des énergies; il correspond aux bras; l’homme accomplit son œuvre dans la foi, comme la nature produit ses fruits. […] Le mois de décembre correspond aux pieds; sans l’ardeur des dons de l’Esprit saint, l’homme oublie sa nature propre, et il est souillé par la puanteur des péchés. »[13]


La magistra[14] n’est pas « seulement » visionnaire et théologienne, elle soigne les corps et sait détecter les maladies aussi bien dans les êtres humains que dans les plantes ou les animaux, et observe les saisons et les formations naturelles (les sols, les fleuves, les forêts…), tout en subordonnant l’univers entier au divin, avec la Genèse comme référence ultime. Ses textes sur la botanique, l’agriculture et la médecine, dont il ne reste que des fragments, sont connus sous le nom de Physica et de Causa et cure. Laurence Moulinier émet l’hypothèse que ces deux écrits ne formaient à l’origine qu’une seule œuvre.[15]


Dans le Cause et cure, Hildegarde aborde par exemple la composition des sols en rapport avec leurs qualités de culture. Elle détermine qu’il existe quatre types de terre, la blanche, la noire, la rouge et la verdâtre. La terre blanche favorise la vigne, les arbres fruitiers et quelques céréales, la noire et la rouge sont fertiles et la verdâtre n’est pas idéale pour la culture.[16] On sait aussi que dès la fondation du monastère du Rupertsberg, Hildegarde achète des vignes; dans le Physica, elle énonce que « la vertu d’un bon vin s’en va quand on y met de l’eau »[17], ce qui prouve son goût très sûr! Cela dit, l’étendue de ses connaissances pratiques en ce domaine et l’originalité de ses écrits botaniques (d’après Moulinier[18]) suscite l’admiration.


Pour clore cette série de billets sur Hildegarde, voici une phrase tirée du Livre des œuvres divines, que les écologistes d’aujourd’hui ne renieraient pas, du moins sa dernière partie : « La nature doit être au service des êtres humains pour qu’ils puissent travailler avec elle, car, en fait, les êtres humains ne peuvent ni vivre ni survivre sans elle. »


 

Notes [1] Hildegarde de Bingen, Le livre des œuvres divines, Paris, Albin Michel, 1982, réédition 1989, p. 3. [2] Pascale Fautrier, Hildegarde de Bingen. Un secret de naissance, Paris, Albin Michel, 2018, p. 27. [3]Jean-Claude Schmitt, « Quand la lune nourrissait le temps avec du lait. Le temps du cosmos et des images chez Hildegarde de Bingen (1098-1179) », Images Re-vues [En ligne], Hors-série 1 | 2008, mis en ligne le 22 avril 2011, consulté le 26 juin 2021. URL : http://journals.openedition.org/imagesrevues/874 ; DOI : https://doi.org/10.4000/imagesrevues.874. [4] Hildegarde de Bingen, Le livre des œuvres divines, Paris, Albin Michel, 1982, p. 20, cité par Jean-Claude Schmitt, ibid., 24. [5] Matthew Fox, Illuminations of Hildegard of Bingen, Rochester (Vermont), Bear & Company, 1985, consulté dans l’édition électronique de Antrik Press, chapitre 5. [6] Hildegarde de Bingen, op. cit., p. 34. [7] Ibid., p. 29. [8] Laurence Moulinier. « La Terre vue par Hildegarde de Bingen (1098-1179) », mar 2005, Paris, France. pp. 205-230. ‌halshs-00608870‌, consulté le 27 décembre 2021, p. 1. [9] Peter Riethe, “Referenzbeziehungen zwischen Mensch und Tier bei Hildegard von Bingen [Reference relationships between human and animal in Hildegard von Bingen]”. Sudhoffs Arch. 2012;96(1):39-63. German. PMID: 23155757, consulté au https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/23155757/, le 14 décembre 2021. [10] Laurence Moulinier, « L’ordre du monde animal selon Hildegarde de Bingen », consulté dans https://www.researchgate.net/publication/281794772_L%27ordre_du_monde_animal_selon_Hildegarde_de_Bingen, le 14 décembre 2021. [11] Hildegarde de Bingen, op. cit., p.20. [12]Ibid., p. 115. [13]Ibid., p. 116. [14] La magistra est élue par ses consœurs, l’abbesse est nommé par l’autorité ecclésiastique. Franz J. Felten, « What do we know about the life of Jutta and Hildegard at Disibodenberg and Ruperstberg? », A Companion to Hildegard of Bingen, Leiden, Boston, Brill, 2014, pp, 19-21. [15]Laurence Moulinier, « Abbesse et agronome : Hildegarde et le savoir botanique de son temps », nov. 1995, Londres, Royaume-Uni. pp. 135-156.halshs-00608498, consulté le 26 décembre 2021. [16] Laurence Moulinier. « La Terre vue par Hildegarde de Bingen (1098-1179) », p. 3. [17] Laurence Moulinier, « Abbesse et agronome : Hildegarde et le savoir botanique de son temps », p. 7. [18]Ibid., p. 9.


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