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  • Photo du rédacteurPascale Beaudet

Billet 8 – Moyen-Âge – Christine de Pizan et Anastaise, enlumineresse

Dernière mise à jour : 10 avr. 2023


Christine de Pizan dans son étude, Recueil de la reine, v. 1410–1414, f. 4r

(Harley MS 4431), British Library


Tout a commencé il y a plusieurs années, avec un texte mentionnant celui de Dorothy Miner, intitulé Anastaise and her sisters : Women artists of the Middle Ages.[1] Comment? Il y avait des enlumineuses au XVe siècle? Une porte dérobée venait de s’entrebâiller. Ce n’est que récemment que j’ai lu le texte de Miner, transcription d’une conférence donnée en 1972. Au surplus, d’autres se sont intéressées à elle, dont Inès Villela-Petit qui m’a fait connaître la figure de Christine de Pizan, écrivaine et copiste, à la tête d’un atelier de production de ses propres manuscrits. Anastaise vivait à Paris au début du XVe siècle et a été engagée par Christine de Pizan (1365-1431) pour illustrer quelques-uns de ses manuscrits. Celle-ci fait son éloge dans le Livre de de la Cité des Dames, un livre étonnant, féministe avant l’heure, où Christine examine en détail les stéréotypes féminins et invoque des figures de saintes, mythologiques ou historiques pour les réfuter.


Jusqu’à maintenant, j’ai retracé l’histoire de moniales, enlumineuses comme Ende ou à la tête de scriptoria comme les abbesses Herrade de Landsberg et Hildegarde de Bingen. Pizan est leur équivalent, mais laïque, et écrivait pour son propre compte. La fin du Moyen Âge voit le développement d’ateliers laïcs où copistes et enlumineurs reçoivent des commandes pour reproduire des manuels scolaires ou des manuscrits précieux, textes sacrés ou livres d’heures; ils sont régis par des corporations. Il y a aussi un autre cas de figure dans la production de manuscrits : celui des grands princes qui avaient les moyens d’engager des enlumineurs à leur usage exclusif ou qui passaient commande à des ateliers ou des enlumineurs. Vous connaissez peut-être un manuscrit célèbre, Les Très Riches Heures du duc de Berry, œuvre des frères Limbourg. Ceux-ci entrent au service du duc de Bourgogne Philippe le Hardi en 1404.[2] Autre enlumineur de profession, Jean Le Noir, qui travailla notamment pour Bonne de Luxembourg, duchesse de Normandie, et dont la fille Bourgot était « enlumineresse de livres », selon l’expression de l’époque.[3] Mais qui sont Christine de Pizan et Anastaise?

Christine de Pizan, proto-féministe

Christine instruisant 4 hommes, Recueil de la reine, v. 1410–1414, f. 259v (Harley MS 443), British Library


Plusieurs sites Web, livres et encyclopédies la qualifient de « première femme écrivain » ou « first professional woman writer ». La mention « première femme écrivain » me semble négliger des écrivaines comme Herrade et Hildegarde : elles sont soit oubliées ou mises à l’écart parce qu’elles sont des moniales. Pourtant, bien d’autres religieux ne sont pas ainsi rejetés, les Pères de l’Église en premier lieu, et Hildegarde de Bingen est bien un « Père » de l’Église. Première écrivaine professionnelle serait plus exact, à mon sens, même si assurément d’autres auteures ont existé et dont on ne sait pas si elles étaient rémunérées pour ce faire : Sappho, par exemple, la poétesse de la Grèce ancienne (VIIe-VIe siècles avant notre ère). Il y a aussi les nombreuses femmes philosophes de la même Grèce ancienne, qui ont probablement écrit, mais dont aucune trace ne subsiste.[4] Et combien d’autres que la recherche finira par faire connaître.


Née à Venise, Christine de Pizan est la fille d’un médecin et astrologue invité par le roi de France Charles V à s’installer à Paris, où elle est emmenée à l’âge de 4 ans. Son père la marie à 15 ans à un secrétaire du roi issu de la noblesse de Picardie, avec qui elle aura trois enfants. Elle devient veuve à 25 ans. Ce mari qu’elle aimait était hélas un mauvais gestionnaire des biens familiaux et elle doit affronter les créanciers (pendant quatorze ans!), vrais et faux, les veuves étant à l’époque une proie facile pour les escrocs. À la suite de la mort de son père en 1385 et de son mari en 1390, elle devient le soutien familial et doit subvenir aux besoins de sa mère, d’une nièce et de ses trois enfants. Christine doit affronter une société très inégalitaire, qui soumet les femmes à leur père, puis à leur mari et leur donne peu d’instruction, même dans les milieux privilégiés de l’aristocratie. Dans l’un de ses livres, Le Livre de Mutacion de Fortune, elle déplore ce fait, mais reconnaît que ses ressources intellectuelles, alliées à une bonne mémoire et à une bonne capacité de jugement, lui ont permis d’acquérir des connaissances sans maître, par elle-même.[5] Elle commence à écrire en 1399, ayant auparavant assuré un avenir à ses enfants : en 1393, sa fille entre au couvent des dominicaines de Poissy, « haut lieu de la religion royale et du culte dynastique », probablement comme dame de compagnie de Marie de France, fille du roi.[6] Son fils Jean part pour l’Angleterre en 1398, pour devenir un compagnon du fils du comte de Salisbury. Le comte a entendu parler d’elle lors de ses visites en France, et cherche un enfant de l’âge de son fils pour que ce dernier apprenne le français. Il ne reste alors « que » son fils cadet et une nièce à établir, elle peut désormais se consacrer à l’écriture.[7]


Dès 1390, elle propose une ballade dans un concours poétique et malgré son deuil, continue à fréquenter la cour.[8] Entre 1399 et 1405, elle se retire chez elle et se met à écrire : elle rédigera 800 feuillets (recto verso), ce qui représente d’après elle « quinze volumes principaux ».[9] Le 1er janvier 1404, elle donne en cadeau à Philippe Le Hardi, duc de Bourgogne, un manuscrit enluminé, Le Livre de Mutacion de Fortune.[10] Ce cadeau était une forme de don qui appelait ce que les anthropologues appellent un contre-don, un cadeau en retour. En effet, satisfait du don, le duc commande à Christine un livre sur son frère aîné, feu le roi Charles V, à peine quelques jours plus tard. Cette reconnaissance publique du mérite littéraire et artistique de Christine marque le début de sa carrière et de son succès comme chef d’atelier. En effet, non seulement compose-t-elle les textes, mais elle les copie, confiant les enluminures à diverses personnes, dont la fameuse Anastaise, ceux et celles qu’elle appelle des « experts ». Au surplus, elle conçoit le programme iconographique des enluminures.[11]


Le Livre de la Cité des Dames

Christine de Pizan et son fils Jean Castel, c. 1410–1414, f. 261v

(Harley MS 4431), British Library


Son livre le plus célèbre est Le Livre de la Cité des Dames, ouvrage qu’elle rédige entre décembre 1404 et avril 1405, dans lequel elle imagine une cité idéale où les femmes auraient des droits égaux à ceux des hommes.[12] Elle en entreprend la rédaction, nous raconte-t-elle, après avoir lu un ouvrage misogyne, Les Lamentations de Mathéole : « Je me demandais quelles pouvaient être les causes et les raisons qui poussaient tant d’hommes, clercs et autres, à médire des femmes et à vitupérer leur conduite soit en paroles, soit dans leurs traités et leurs écrits. (…) Philosophes, poètes et moralistes – et la liste en serait bien longue -, tous semblent parler d’une même voix pour conclure que la femme est foncièrement mauvaise et portée au vice. »[13].


Divisé en trois livres, La femme justifiée par la Raison, La femme justifiée par la Droiture et Défense de la femme par la Justice, l’ouvrage est une réfutation des défauts attribués aux femmes et une démonstration de leur valeur, par l’invocation de figures historiques, mythologiques et chrétiennes. Christine plaide aussi pour qu’elles soient instruites, en citant son propre exemple, et montre leur apport à la société. Elle n’est toutefois nullement une révolutionnaire ou une athée; son livre III voit la Vierge accueillie dans la Cité des dames, où toutes les qualités célébrées par le catholicisme sont exaltées : patience, honnêteté (dans le maintien), humilité, charité, sagesse, discrétion… et j’en passe. Les femmes mal mariées doivent supporter leur mari pour « le ramener, si elle le peut, sur le chemin de la raison et de la bonté »[14], et elle exhorte toutes les femmes : « restez sur vos gardes et soyez vigilantes pour vous défendre contre les ennemis de votre honneur et de votre vertu ».[15]


Pour en revenir à Anastaise, elle est citée dans le premier livre, après la mention de femmes peintres de l’Antiquité comme la Grecque Timarète, citée par Boccace, Irène, ainsi que Marcia la Romaine, « noble vierge à la vie et aux mœurs irréprochables ». Elle poursuit son énumération avec Anastaise : « À propos de ces femmes maîtresses dans l’art de la peinture dont vous avez parlé, j’en connais une aujourd’hui, nommée Anastaise, qui maîtrise si bien la réalisation de rinceaux de vigne enluminés dans les livres et les fonds ornés des miniatures, qu’on ne connaît à Paris, où sont les meilleurs enlumineurs du monde, aucun qui la surpasse ni qui fasse plus délicatement qu’elle le décor floral et les filigranes (?) et dont le travail soit plus coûteux, quelle que soit la valeur ou le prix du livre qu’on lui demande d’illuminer, pour qui en a les moyens. Et je sais cela d’expérience car elle a réalisé pour moi-même des rinceaux de vigne qui passent pour remarquables parmi ceux des meilleurs enlumineurs. »[16]


Il est à noter que l’ancien français tel que l’écrit Christine est difficilement compréhensible pour nous et même pour les spécialistes, qui se disputent sur le sens à donner à certains mots. Ainsi, la traduction de Thérèse Moreau et Éric Hicks, que j’ai citée par ailleurs, n’introduit pas la notion de rétribution élevée de l’artiste, mais oriente plutôt le sens vers la réalisation d’ouvrages fastueux. J’ai cité ici la traduction d’Inès Villela-Petit, qui me semble plus documentée et pertinente. Grande spécialiste de Christine, elle lui a consacré plusieurs écrits et des conférences.


L’historienne de l’art américaine Dorothy Miner, que j’ai citée précédemment, avait été l’une des premières à mettre au jour les enlumineuses. Miner retrace plusieurs enlumineuses, Ende, Claricia et Guda, que j’ai mentionnées dans un billet précédent, d’autres aussi, Donella, Bourgot, fille de Jean Le Noir. Elle cite elle-même plusieurs chercheurs. L’histoire de l’art est une longue chaîne de transmission de connaissances qui s’étaie sur les témoignages de première main et les recherches qui les ont mises au jour et vérifiées.


Christine de Pizan est copiste, elle ornemente même de grotesques et de cadelures certains de ses manuscrits. Villela-Petit affirme que près de la moitié de ses manuscrits a été copié par elle[17] et considère que sa main est la plus adroite de toutes celles qui ont travaillé à ses manuscrits. Elle n’est toutefois pas enlumineuse et doit engager des spécialistes pour ce faire. La fabrication des manuscrits est un processus dont nous n’avons plus aucune idée maintenant. Avant de m’intéresser aux représentations de Christine en train de travailler dans son étude, j’examinerai la façon de produire les manuscrits et leur complexification croissante avec les siècles dans le prochain billet.


 

Références

[1] Dorothy Miner, Anastaise and Her Sisters. Women Artists of the Middle Ages, Baltimore, Walters Art Gallery, 1974. [2] Sophie Cassagnes-Brouquet, Le livre au Moyen Âge, Rennes, Éditions Ouest-France, 2009, p. 136. [3] C’est l’attribution du Metropolitan Museum of Art de New York, https://www.metmuseum.org/art/collection/search/471883, consulté le 18 janvier 2022. [4] Isabelle Koch, « Les femmes philosophes dans l’Antiquité », Cairn Info, 3, 2017, https://www.cairn.info/revue-l-enseignement-philosophique-2017-3-page-73.htm, consulté le 1er mars 2022. [5] Françoise Autrand, Christine de Pizan. Une femme en politique, Paris, Fayard, 2009, p. 61. [6] Ibid., p, 70. [7] Ibid., p. 71. [8] Ibid., p. 66. [9]Ibid., p. 80. [10]Ibid., p. 119. [11]Selon Inès Villela-Petit, « À la recherche d’Anastaise », Cahiers de recherches médiévales [En ligne], 16 | 2008, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 13 octobre 2020. URL : http://journals.openedition.org/ crm/11032 ; DOI : https://doi.org/10.4000/crm.11032, p. 301. [11] Inès Villela-Petit, L’atelier de Christine de Pizan, Paris, BnF Éditions, 2020, p. 109. [12] Inès Villela-Petit, « À la recherche d’Anastaise », p. 302. [13] Christine de Pizan, La Cité des Dames, Paris, Stock, 2000 (1ère édition 1986), p. 36. [14]Ibid., p. 276. [15]Ibid., p. 277. [16]Inès Villela-Petit, « À la recherche d’Anastaise », p. 305. [17] Inès Villela-Petit, L’atelier de Christine de Pizan, p. 72.






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