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Billet 3 – Moyen Âge – partie II - autoportraits

Photo du rédacteur: Pascale BeaudetPascale Beaudet

Dernière mise à jour : 25 janv. 2021


Image du haut : Guda, Herrade de Landsberg et Claricia; dessous : Le Christ et saint Dunstan, Rufillus. Détails dans le billet.


Au début du Moyen Âge, on copiait avant tout des recueils de l’Antiquité et des livres religieux : bibles, psautiers, homéliaires, livres patristiques, hagiographies, etc. Au fil des siècles, le registre s’étend à des traités encyclopédiques comme l’Hortus deliciarum de Herrade de Landsberg, à des recueils de poèmes et aux premiers romans. Les moines et les moniales se sont représentés dans les manuscrits, comme dans les miniatures qui illustrent ce billet de blogue. Certains auteurs parlent même d’autoportraits et illustrent ceux qui ont été réalisés par des hommes; après vous avoir décrit ceux-ci, je vais vous présenter les autoportraits de Guda, Claricia et d’Herrade de Landsberg.


La notion d’autoportrait a pris forme dès l’Antiquité[i], mais n’était pas un but en soi et ne correspondait pas à la mentalité des Anciens. La conception platonicienne du monde voulait que la représentation du corps soit une projection de la perfection divine, qui est partie intégrante de l’artiste et qu’il exprime à travers la matière. Plotin (204-270), philosophe dont la pensée a influencé Origène (l’un des Pères de l’Église, v. 185- v. 253) et saint Augustin (philosophe et théologien, 354-430), souscrit à l’idée de Platon selon laquelle la nature imite la forme fondamentale, celle de l’idée. Les créations artistiques, dans cette perspective, ne peuvent qu’être inférieures à l’idée universelle. Plotin ne suit cependant pas la logique platonicienne jusqu’au bout, il écrit que l’art transcende la réalité matérielle. Quant à l’autoportrait, si on le compare à la nature, est plus autonome; le corps n’y est pas l’emblème d’une idée, mais une simple superposition de couleurs.


Saint Dunstan, The Glastonbury Classbook, Xe siècle, page frontispice


James Hall, auteur d’une histoire de l’autoportrait, prétend que le premier serait celui de saint Dunstan (909-988), professeur, enlumineur, homme d’État et prélat, réformateur de l’Église, d’abord abbé de Glastonbury, puis archevêque de Cantorbury. On le voit ici prosterné aux pieds du Christ, une prière écrite au-dessus de lui pesant comme un poids, l’implorant de lui épargner les tempêtes du mont Taenarum, c’est-à-dire les tourments de la chair. Il est à la gauche du Christ, qui regarde vers la droite (vers les élus), ce qui ne laisse pas beaucoup d’espoir au pauvre pécheur, les damnés, traditionnellement, étant dépeints à sa gauche. Cette page constitue le frontispice d’une grammaire latine.


Depuis l’empereur Dioclétien (284-305), il est d’usage de s’humilier devant celui qui occupe une fonction ou une place supérieure à soi dans l’échelle sociale. Au Moyen Âge, cette rhétorique est devenu un trope et les auteurs et les orateurs commencent leur texte en exaltant leur manque de talent. Cette hypocrite humilité est aussi le fait des copistes comme Dunstan, qui fera école. Trois siècles plus tard, le moine Matthew Paris, historien et peintre, se portraiture aux pieds de la Vierge, dans une posture très similaire à celle de Dunstan, sur la page frontispice du troisième volume de son Historia Anglorum. Ils ont beau se prosterner, ils touchent le divin… Ils ne sont donc pas si humbles qu’ils le paraissent, surtout s’ils se dépeignent sur la page frontispice de leur ouvrage!


Un professeur à l’UBC, Erik Kwakkel, a posté ce qu’il a appelé des « selfies » de moines, expression qui est pour le moins anachronique, dans son blogue Medieval Books.[2] Hall et lui se sont intéressés à Rufillus, copiste et enlumineur à l’abbaye de Weissenau, à Ravensburg, qui s’est représenté à au moins deux reprises. L’une d’entre elle le montre en train de travailler au manuscrit, pinceau dans une main et contenant de peinture dans l’autre. L’un des premiers exemples de mise en abyme, sans doute.


Passionnaire de Weissenau illustré par Rufillus, Fondation Martin Bodmer, Cologny, Suisse

Rufillus se décrit avec beaucoup de minutie, en pleine création, avec tous ses outils autour de lui (cornes contenant les pigments, appui-main, pinceau, couteau), en train de peindre la patte de la lettrine R. Elle prend l’aspect du corps d’un serpent à deux têtes, l’une animale, l’autre humaine (ou à peu près humaine, arborant une barbe bleue, une crête de dragon et une langue de serpent). Dans les deux images, il se représente avec des cheveux roux (rufus, en latin, signifie rouge et, au surplus, il tient un pot de peinture rouge dans sa main), tonsuré, vêtu d’une robe et d’un manteau de moine (de l’ordre de saint Benoît?). Sa modestie est aussi mise à mal par la lettre qu’il peint : R pour… Rufillus! Il montre son talent et ses connaissances en déployant un décor luxuriant et un bestiaire fantastique et en multipliant les détails colorés : le serpent fabuleux, une sciapode (faisant partie d’un peuple imaginaire de la mythologie grecque ayant une seule jambe et dont le pied surdimensionné leur servait de parasol), un labyrinthe, etc.


Bien que de taille modeste, les deux autoportraits sont suffisamment détaillés pour nous permettre de le reconnaître : si la façon de dessiner, au Moyen Âge, n’est pas réaliste à proprement parler, elle n’en est pas moins représentative. L’habit de moine est semblable, les traits de Rufillus aussi, avec sa tonsure, ses cheveux roux et ses deux rides d’expression bien marquées.


Il faut rappeler aussi que les moines et les moniales doivent respecter trois vœux durant leur vie religieuse : la pauvreté, la chasteté et l’humilité. En ces temps très éloignés du nôtre, la célébration du moi était objet de péché, un moine n’aurait pas dû se vanter : il était au service de Dieu, non au sien. On voit que certains en ont une vision plus ou moins rigoureuse!


Homéliaire de Saint-Barthélémy, illustré par Guda, v. 1250-1300, Frankfurt University Library


À peu près à la même époque que Rufillus, la moniale Guda est incontestablement plus modeste. Au lieu de signer un colophon, elle se représente à l’intérieur de la lettre D, en tant que « Guda, peccatrix mulier, scripsit et pinxit hunc librum », pécheresse, a écrit et enluminé ce livre, dans l’homéliaire dit de Saint-Barthélemy, vers le milieu du XIIe siècle. [3] Sans être aussi arrogante que Dunstan et Rufillus, elle témoigne toutefois d’une assurance que par exemple Diemode (citée dans mon deuxième billet) ne professe pas, n’ayant pas signé de colophon, sans doute parce qu’elle est une recluse et en tant que telle, encore plus déterminée à refuser le monde. Levant la main droite en signe de désignation ou de salut, Guda se désigne à l’attention du lecteur.


Sophie Muse, dans son blogue L’histoire par les femmes, mentionne sans citer sa source qu’avant le XIIe siècle, moins de 1% des manuscrits sont signés par des femmes. Cynthia J. Cyrus avance que sur 600 manuscrits produits en Allemagne du XIIIe au XVe siècle, 416 auraient été réalisés par des femmes, moniales pour la plupart.[4] Il ne s’agit bien sûr que d’une époque et d’une région, où les moniales ont été particulièrement efficientes. Régine Pernoud ne cite pas de chiffres, mais souligne elle aussi que les mentions sont plus nombreuses au Moyen Âge tardif. Les données sont éparses et la pandémie ne facilite pas les recherches. Dans l’attente (ou une meilleure diffusion) d’autres études, on ne peut que spéculer sur la réalité des moniales du Haut Moyen Âge, mais son portrait évolue vers une présence féminine accrue dans la création de manuscrits.


Il est assurément une ère et un lieu où la production de manuscrits a été abondante, et où on peut retracer le travail d’enlumineuses : l’empire ottonien du XIIe siècle. Pernoud et Chadwick signalent que la vie monastique y connaît un grand essor et que les abbesses font de leurs couvents des lieux de transmission de connaissances et de développement des réalisations culturelles. Au surplus, comme ces femmes sont souvent apparentées aux impératrices, elles jouent aussi un rôle important dans la vie politique.[5]


Psautier de Claricia, v. 1175-1250, The Walters Arts Museum, Walters Ms W.26


Le Psautier de Claricia date des XIIe et XIIIe siècles. Ce recueil de psaumes est probablement issu de plusieurs mains, des religieuses bénédictines de l’abbaye de Saint-Ulrich-et-Sainte-Afre à Augsbourg. Le psautier peut être consulté dans son entièreté dans le site de la Bibliothèque mondiale, qui précise : « Ce manuscrit est surtout remarquable de par ses enluminures, qui comprennent un cycle préliminaire, des miniatures pleine page et des initiales historiées. Bien que toutes soient dans le style roman, elles varient considérablement en qualité et en technique, et trois ou quatre artistes différents semblent avoir réalisé cette œuvre. »[6]


Son nom provient d’une initiale ornée, un Q où une jeune femme se balance. Le prénom s’inscrit au-dessus de sa tête. Plusieurs théories ont été élaborées à son sujet. La chercheuse Dorothy Miner prétend que ce dessin serait un autoportrait, celui d’une jeune femme qui aurait été instruite à ce couvent.[7] En effet, ses vêtements ne sont pas ceux des moniales et elle ne porte pas de voile. L’humour qui se dégage de cette lettrine étonne quand on constate le sérieux et la recherche de respectabilité qui se dégage des autres autoportraits.


Je n'ai pas encore présenté le portrait de Herrade de Landsberg. C'est une figure importante, abbesse, auteure, musicienne et peut-être enlumineuse. Elle est à l'origine d'un ouvrage remarquable, l'Hortus deliciarum (en français, Le jardin des délices). Vu l'importance de ce livre, je lui consacrerai en entier mon prochain billet.

 

[i] Si on en croit James Hall, The Self-Portrait. A Cultural History, Londres, Thames and Hudson, 2014, premier chapiter.

[2] Eric Kwakkel, Medieval Books, consulté le 27 décembre 2021, https://medievalbooks.nl/2014/09/19/medieval-selfies/. Hall, ibid., pp. 25-27.

[3] Sophie Muse, L’histoire par les femmes, blogue consulté le 19 janvier 2021, https://histoireparlesfemmes.com/2019/09/19/guda-enlumineuse/ [4] Cynthia J. Cyrus, The Scribes for Women’s Convents in Late Medieval Germany. Toronto: University of Toronto Press, 2009, citée par Carrie Griffin, Öenach : FMRSI Reviews, 3.1, 2011, p. 1.

[5] Pernoud, op. cit.

[6] Bibliothèque numérique mondiale, Psautier de Claricia, consulté le 19 janvier 2021, https://www.wdl.org/fr/item/13003/

[7] Dorothy Miner, Anastaise and Her Sisters : Women Artists of the Middle Ages, Baltimore, Walters Art Gallery, 1974.

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