Un mot avant de vous parler d’Herrade de Landsberg : si vous souhaitez être informé.e de la publication d’un billet, abonnez-vous en remplissant le formulaire disponible à partir de la boîte en haut et à droite de cette page. Un courriel arrivera directement dans votre messagerie.
La contribution de deux figures remarquables, Herrade de Landsberg et Hildegarde de Bingen, est plus complexe que celles des figures que j’ai commentées dans les billets précédents. Elles ont chacune dirigé la création d’un manuscrit important, l’Hortus deliciarum pour Herrade, un traité encyclopédique, et le Scivias pour Hildegarde, un recueil de visions. Ces deux Allemandes ont vécu au XIIe siècle, période pendant laquelle la stabilité politique a permis une intense composition de manuscrits dans les régions qui correspondent aujourd'hui à peu près à l’Allemagne actuelle et à l’Alsace.
Un mot aussi sur les courants actuels de la recherche féministe. Certaines chercheuses ont constaté que les études sur les femmes ne faisaient que perpétuer la catégorie séparée dans lesquelles les créatrices ont été placées et ne les intégraient pas dans les études mainstream. La solution de plusieurs d’entre elles est d’éviter la catégorie « femmes », pour privilégier la théorie du gender, ce qui est aussi ma position. L’avantage est de ne pas essentialiser les femmes et ainsi de leur assigner une nature immuable et identique. Fiona Griffiths, auteure d’une étude récente de l’Hortus deliciarum, mentionne qu’Herrade ne fait pas référence à elle-même comme femme dans son manuscrit.[1]
Herrade de Landsberg (vers 1130 – 25 juillet 1195) fut à la tête de l’abbaye de Hohenbourg, près de Strasbourg, en Alsace. Elle et ses chanoinesses créent l’Hortus deliciarum (Le Jardin des délices, en français), un recueil de connaissances du temps, de poèmes et de textes bibliques. On ne sait exactement quelle part elle a pris dans la composition des miniatures, mais elle a certainement rédigé plusieurs textes et conçu le plan d’ensemble de l’ouvrage. Elle aurait aussi composé des hymnes. Maîtrisant le latin, lisant le grec, c’était une érudite qui avait reçu son éducation sous la direction de l’abbesse Relinde, à l’abbaye de Hohenbourg. Sous l’autorité de Relinde, l’abbaye connaît une grande réforme[2]. Frédéric Barberousse, qui allait devenir empereur duHohenstaufen en 1152, avait choisi une parente, religieuse à l’abbaye de Bergen, et l’avait installée comme abbesse en 1150, en vue de cette réorganisation. Elle introduit pour cela la règle augustine. Première règle monastique d’Occident, rédigée par saint Augustin (354-430), celle-ci prône la pauvreté et la mise en commun des biens, pour favoriser l’unité de la communauté. La chasteté, le jeûne et la fréquentation assidue des offices sont soulignés, ainsi que l’importance de la convivialité au monastère. La règle connaît un grand essor à partir du XIe siècle et est adoptée par de nombreux ordres et congrégations.[3] Les religieuses y sont des chanoinesses. Celles-ci sont souvent issues de familles riches et influentes et même, dans le Hohenstaufen, de la famille impériale.
Herrade devient abbesse à la mort de Relinde, en 1167. On sait peu de choses sur sa vie d’avant le monastère, mais son ouvrage démontre qu’elle a reçu une instruction approfondie dans l’école remise en fonction lorsque Relinde dirigeait l’abbaye.[4]Le Jardin des délices est destiné à l’apprentissage des jeunes filles de la noblesse. L’ouvrage est une compilation d’extraits de la Bible, des Pères de l’Église et de plusieurs auteurs des XIe et XIIe siècles et de l’Antiquité, augmentée de poèmes et d’hymnes qui sont accompagnés de leur notation musicale. Sur les 67 poèmes qui subsistent, un seul peut être attribué à Herrade, Salve cohors virginum, une célébration de la chasteté.[5] Le Jardin des délices est l’une des premières sources à documenter l’émergence de la polyphonie dans les monastères et marque aussi le début de la notation musicale avec des portées.[6] Seuls deux hymnes subsistent avec leur partition, dont un motet polyphonique, Sol oritur occasus nescius (Le soleil se lève, insoucieux de son acte) et un hymne monophonique, Primus parens hominum (Les parents des premiers hommes, que vous pouvez trouver sur YouTube).
Source : https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Reproduction_d%27une_partition_tir%C3%A9e_de_l%27Hortus_deliciarum.jpg
L’Hortus deliciarum est composé entre 1159 et 1185 (les dates varient selon les auteures), avec quelques ajouts ultérieurs (jusqu’en 1195). Sa véritable originalité réside dans ses illustrations. Herrade fait une interprétation visuelle des textes bibliques et elle illustre même ses consœurs, interprétant à la lettre la consigne augustine de charité fraternelle. Son autoportrait, à la dernière page, ne reflète pas une inflation de l’ego. Elle est seulement en pied au lieu d’être en buste comme les 47 chanoinesses et les 7 sœurs converses de l’abbaye, est vêtue pareillement et tient un parchemin sur lequel est inscrit un poème dédié à ses sœurs : « Ô vous, fleurs de neige, qui répandez le parfum délicieux de vos vertus, et qui, méprisant la poussière terrestre, contemplez les choses divines : puisse votre course être toujours dirigée vers le paradis, où vous rencontrerez votre Fiancé à un moment inconnu de vous ».[7] Chacune d’elles est nommée, Junta, Hemma, Hedewic, Adelbert, Odilia, etc.
Source : https://www.wikiart.org/en/herrad-of-landsberg/commentary-of-hoheburg-folio-323r
Herrade est aussi consciente du legs que lui ont laissé les abbesses précédentes : Relinde, mais aussi la fondatrice de l’abbaye, sainte Odile. L’avant-dernière image montre celles-ci lors de la fondation du monastère par le duc Etichon-Adalric d’Alsace. Le Christ occupe la place centrale, entouré de la Vierge, de saint Pierre d’un côté, de saint Jean-Baptiste et de sainte Odile de l’autre, le duc occupant une place d’intercesseur entre les personnages saints et les abbesses. Le parchemin dans la main du Christ appelle les gens malheureux à croire en lui pour être réconfortés. Sous lui, le duc qui remet la clé du monastère à sainte Odile, les chanoinesses et, pour marquer le passage du temps, un peu à part, Relinde. Un parterre plutôt aride occupe le bas des deux images.
Source : https://www.wikiart.org/en/herrad-of-landsberg/commentary-of-hoheburg-folio-322v
L’ouvrage a hélas été brûlé pendant la guerre franco-prussienne de 1870. Heureusement, de patients érudits l’avaient en bonne partie recopié. L’influence du XIXe siècle se fait parfois sentir dans le dessin et chacune des versions diffère (avec ou sans texte, avec ou sans couleur, et avec une disposition différente des images sur les folios).
L’Hortus deliciarum est structuré selon l’Histoire sainte, mais entrecoupé d’exposés sur les différents domaines du savoir : il commence avec la création des anges et du monde et ce qui s’y relie, cosmologie, agriculture, topographie. Suit la création de l’homme, accompagnée de l’anatomie et de la médecine. La tour de Babel entraîne une présentation de diverses mythologies et de systèmes philosophiques.[8]
Au plan théologique, Herrade procurait à ses élèves les plus récentes interprétations des saintes écritures, citant ou paraphrasant ses contemporains, comme Pierre Lombard et Pierre le Mangeur.[9] Elle cite Aristote et connaît aussi Socrate, Platon et Cicéron.[10] Robert Will mentionne qu’un chercheur a reconstitué sa bibliothèque : en font partie des saints, Ambroise, Augustin, Jérôme, les papes Grégoire I et Léon I, Isidore de Séville, Bède le Vénérable, Honorius d’Autun et plusieurs autres.[11] Les auteurs des poèmes comprenaient Hildebert de Lavardin, Guillaume de Chatillon, Aimé de Monte-Cassino et Pierre Le Peintre, écrivains connus à l’époque.[12]
Parmi les nombreuses illustrations de l’Hortus, quelques-unes sont vraiment fascinantes et je vous les soumets. L’Échelle des vertus ou échelle de la charité symbolise l’ascension vers la vie spirituelle exemplaire, celle qui mène au mépris du monde et à l’amour du Christ. Dans les représentations de l’époque, l’échelle est habituellement réservée aux religieux, mais ici la critique atteint aussi les séculiers. Le long de l’échelle, un mouvement se dessine vers le bas : un chevalier se tend vers son bouclier et ses montures, un clerc se renverse vers la nourriture et son amie, une religieuse est séduite par un prêtre, un moine accumule ses pièces d’or, un reclus chute vers un lit douillet et un ermite tombe vers son jardin. Au sommet de l’échelle… une femme, qui symbolise la charité, est sur le point de ceindre la corona vite, la couronne de vie éternelle. Anges et démons s’affrontent dans la partie supérieure et un dragon attend ceux qui chuteront définitivement... L’imaginaire médiéval se mêle aux exhortations religieuses.
Une image tisse un lien avec le billet précédent, celle de l’Arbre de Jessé. Jésus entoure de ses bras un arbre dont le tronc et les rinceaux recèlent des rois, des prophètes et des grands prêtres. À la base de l’arbre, un ange désigne à Abraham sa descendance, alors que Marie et l’Esprit saint se trouvent à son sommet.[13] C’est toutefois un arbre inventé, dont les rinceaux recourbés ne rappellent aucune espèce connue. Étant donné qu’il s’agit d’un arbre généalogique et comme les esprits médiévaux appréciaient les allégories, on peut aussi le voir différemment : comme un organe reproducteur, mais pas n’importe lequel. Sa forme est voisine de celle qu’Ende a créée pour le baptême du Christ. Il s’agit dans les deux cas de naissances, l’une spirituelle, l’autre générative.
Source : https://www.wikiart.org/en/herrad-of-landsberg/geneology-of-christ-folio-80v
Herrade a peint ou fait peindre un thème incontournable, celui de l’enfer. L’accent visuel est mis sur sa caractéristique ardente, avec des tons orangés et brunâtres. Griffiths mentionne que c’est la seule image du manuscrit enclose par une bordure, occupant tout l’espace de la page et aux couleurs aussi sombres.[14] Divisée en registres, pour bien illustrer les supplices, l’image rappelle le procédé d’étagement dont Ende s’est servi pour représenter l’affrontement de l’ange et des sauterelles infernales (voir le deuxième billet de blogue). Au bas de l’image, Lucifer affiche un grand sourire, enchaîné (c’est l’ange déchu), l’Antéchrist sur ses genoux. À côté de lui, un démon fait avaler des pièces d’or à un avare, tandis qu’un autre tire un moine qui porte encore sa sacoche de pièces. Ce religieux est clairement identifié, par l’habit et le nom (monachus) : on constate qu’Herrade n’aime pas ceux qui profitent de leur statut pour s’enrichir. Au-dessus, les damnés subissent diverses tortures : la luxure, l’infanticide, le mensonge, la violence des soldats et encore l’avarice occupent les autres registres de l’image. Les flammes occupent tout le fond, sans compter des surgissements dans la bordure : l’image devait être effrayante pour assurer le salut des âmes des jeunes filles.
Source : https://en.wikipedia.org/wiki/File:Hortus_Deliciarum_-_Hell.jpg
Dans son manuscrit, Herrade fustige à de nombreuses reprises les religieux qui ne respectent pas leurs vœux et qui ne savent pas guider les fidèles, parmi lesquelles figurent les religieuses. Femme d’action, elle appelle les chanoines prémontrés à l’abbaye pour offrir le service religieux et la direction spirituelle en fondant deux prieurés, dont l’un très près de l’abbaye, celui de Truttenhausen.[15] D’après Fiona Griffiths, à la suite de Relinde, Herrade s’inscrit dans le courant réformateur de l’Église carolingienne : elle réclame une meilleure formation des prêtres et s’insurge contre la dégradation morale du clergé et son matérialisme, contraire à son vœu de pauvreté.[16]
Ses illustrations de scènes de la Bible se déroulent sans contredit au XIIe siècle, ce qui en fait un document précieux sur la vie quotidienne de ce temps. La miniature intitulée Ludus monstrorum (jeu des monstres, à prendre au sens de choses étonnantes[17]) montre deux jeunes hommes qui manipulent des marionnettes costumées en chevalier. Ce serait la plus ancienne représentation d’un jeu de marionnettes en Europe.[18] Le jeu est revêtu d’une signification symbolique grâce au titre. Une interprétation du XIXe siècle en fait « une épigramme contre les tournois ».[19] Une paraphrase sur le verset de l’Ecclésiaste, Vanitas vanitatum, inscrite sur la page, se lit comme suit : « Par le jeu des monstres on désigne la vanité des vanités. »[20] Dans l’image, le roi Salomon, exemple insigne de sagesse, trône à la gauche des bateleurs et les désigne de la main pour exprimer sa désapprobation et la vanité des jeux de ce monde.
Source : https://www.wikiart.org/en/herrad-of-landsberg/hortus-deliciarum-13
Herrade écrit dans son introduction : « Semblable à une vive petite abeille, j’ai extrait le suc des fleurs de la littérature divine et philosophique et en ai formé un plein rayon ruisselant de miel. »[21] Cette métaphore n’est pas seulement une figure de style inspirée de l’auteur romain Sénèque. Elle symbolise aussi la construction de l’Hortus, comme le rayon de miel, selon une logique cohérente et symétrique.[22] D’après Griffiths et Muessig, l’Hortus deliciarum a été créé pour servir à l’abbaye même parce que rien de pertinent n’existait pour Herrade en matière de recueil tourné vers l’instruction des novices et des jeunes filles de la noblesse. Muessig émet l’hypothèse que l’ordre religieux d’Herrade (les chanoinesses augustines) mettait l’accent sur la recherche active du salut (et donc un genre de « pédagogie du salut » favorisant l’acquisition de connaissances et le développement de la conscience de soi pour édifier l’âme), ce qui n’était pas le cas des moines qui prônaient que la beauté du corps devait refléter la beauté de l’âme, selon la doctrine énoncée par Bernard de Clairvaux (1090-1153), un contemporain d’Herrade.[23]
Cette abbesse n’était pas une mystique, contrairement à Hildegarde de Bingen dont je parlerai dans mon prochain billet. Sa position d’intellectuelle et de réformatrice n’a pas dû être facile à défendre : elle voulait procurer aux jeunes filles, religieuses ou non, une véritable instruction au lieu de simplement leur donner des bases insuffisantes pour développer leur intelligence. Elle est sans contredit une précurseure et une véritable créatrice. Robert Will émet l’hypothèse que l’ouvrage a eu une influence sur le programme iconographique de la cathédrale de Strasbourg. Si cela était avéré, nous aurions la conviction qu’elle aurait exercé une véritable influence sur l’art de son temps. Je vous laisse avec une délicieuse illustration de Jonas et la baleine.
[1] Fiona Griffiths, The Garden of Delights : Reform and Renaissance for Women in the Twelfth Century, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2007, p. 16. [2] Carolyn A. Muessig, « Learning and mentoring in the twelfth century : Hildegard of Bingen and Herrad of Landsberg », in Medieval Monastic Education, London and New York, Leicester University Press, 2000, p. 94. [3] Malo Tresca, « La règle de saint Augustin », La Croix – croire, consulté le 26 janvier 2021, https://croire.la-croix.com/Definitions/Figures-spirituelles/Saint-Augustin-d-Hippone/La-regle-de-saint-Augustin [4] Muessig, p. 95. [5] « Herrad of Landsberg », New World Encyclopedia, consulté le 16 janvier 2021, https://www.newworldencyclopedia.org/entry/Herrad_of_Landsberg [6] D’après la note historique du site de l’Abbaye de Solesmes, https://www.abbayedesolesmes.fr/lhistoire, consultée le 26 janvier 2021. [7] Muessig, op. cit., p. 98. Ma traduction depuis l’anglais. [8] « Herrade de Landsberg », Encyclopedia Universalis, consulté le 17 janvier 2021, https://www.universalis.fr/encyclopedie/herrade-de-landsberg/ [9] Ibid. [10] Robert Will, « Le climat religieux de l’“Hortus deliciarum” d’Herrade de Landsberg », Persée, Revue d’histoire et de philosophie religieuses, 17e année, no 5-6, septembre-décembre 1937, p. 527. [11] Ibid., p. 529. [12] Willaim Clark, “Herrad of Landsberg”, A Medieval Woman’s Compagnion. European Women’s Lives in the Middle Ages, https://amedievalwomanscompanion.com/herrad-of-landsberg/, consulté le 6 février 2021. [13] Trames arborescentes, https://www.facebook.com/tramesarborescentes/photos/1008072609387752, consulté le 5 février 2021. [14] Griffiths, op. cit., p. 195. [15] Muessig, op. cit., p. 95. [16] Griffiths, op. cit., p. 11. [17] « Herrad de Landsberg », World Encyclopedia of Puppetry Arts, https://wepa.unima.org/fr/herrad-de-landsberg/, consulté le 2 février 2021. [18] Ibid. [19] Alexandre Le Noble, « Notice sur le Hortus deliciarum, encyclopédie manuscrite composée au douzième siècle par Herrade de Landsberg, abbesse du monastère de Hohenbourg (Sainte-Odile) en Alsace, et conservée à la bibliothèque de Strasbourg », in Bibliothèque de l’école des chartes, 1840, p. 251, https://www.persee.fr/doc/bec_0373-6237_1840_num_1_1_444248, consulté le 2 février 2021. [20] « Herrad de Landsberg », World Encyclopedia of Puppetry Arts, https://wepa.unima.org/fr/herrad-de-landsberg/, consulté le 2 février 2021. [21] Régine Pernoud, La femme au temps des cathédrales, p. 56. [22] Griffiths, op. cit., p. 113. [23] Muessig, op. cit., p. 100.
J'aime bien les images, leurs couleurs.